Libre et sans compromis

Libre et sans compromis, Mark Hollis est le leader, l’esprit du groupe Talk Talk. Sa vision : composer des morceaux intemporels et retranscrire l’émotion, sa fragilité, sa variabilité, son indéfectible humanité.

L’autre jour, j’ai fait écouter à une amie un album qui m’accompagne depuis sa sortie en 1988 et que j’aime par dessous tout : Spirit of Eden du groupe Talk Talk. Je ne l’avais plus écouté depuis quelque temps, comme si cette pause préparait une rencontre encore plus décisive. En remémorant à mon amie quelques tubes de nos années quatre-vingt, notamment Such a Shame, It’s My Life et Life’s What You Make It, je lui expliquais que Spirit of Eden était très différent et spécial pour moi. Je me suis rendue compte alors que je n’avais jamais poussé ma curiosité plus loin, ni à propos de Mark Hollis – leader du groupe –, ni au sujet des autres albums. It was about time…

Les résonances synchrones

C’est ainsi que je suis partie à la découverte des derniers albums de Talk Talk et ai plongé dans une recherche poussée sur Mark Hollis, décédé en février 2019. Je suis tombée sur quelques articles passionnants, du site Gonzai notamment, racontant le parcours atypique de Mark Hollis et du groupe : le pétillant et savoureux Mark Hollis (1955 – 2019) : le Discorama par Madonna Summer, ainsi que le très fouillé et documenté Talk Talk revisited en 7 épisodes par Gwen Breës.

J’ai également écouté les albums qui ne m’avaient pas encore été révélés, dont The Colour of Spring, Laughing Stock et, en particulier, l’album solo éponyme de Mark Hollis. Celui-ci trône désormais sur mon autel musical. 

Ce qui est certain, c’est que le parcours de Mark Hollis, sa musique, sa voix, ses choix artistiques et personnels ont intimement résonné. Quand je lis le titre des Inrocks qualifiant l’album solo de « disque d’une beauté surnaturelle », je ne peux qu’être viscéralement émue. C’est ce portrait d’un homme libre, intègre et inspirant que j’ai eu envie de partager avec vous.

Aujourd’hui, il ne reste qu’une seule chose importante sur mes disques, c’est le silence. C’est même la chose qui compte le plus dans ma vie. – Mark Hollis

L’exigence de vivre et de créer

Mark Hollis n’est pas musicien au départ, mais il profite du mouvement punk qui ouvre une brèche en proclamant : « Tu veux faire de la musique ? Eh bien, vas-y, plonge ! » Comme un surfer qui prend son élan sur la vague, Marc Hollis entre en musique en tant qu’autodidacte passionné. Cette synchronicité – avec la complicité de son frère, figure connue du milieu – lui ouvre la voie du champ musical et c’est là qu’il va exprimer ses différents talents. 

Si, au début, il se plie aux nécessités commerciales en acceptant d’être relooké, de se soumettre au jeu du playback sur les plateaux télé (ce qu’il déteste) ou de jouer dans les rares vidéos de leurs tubes, il va vite mettre des limites radicales à tout ce qui l’entrave ou le dévie de son champ d’expérimentation. Les interviews sont rares et, la plupart du temps, le groupe se cache derrière une indifférence et une irrévérence décriées. Avec le succès de l’album The Colour of Spring, Mark Hollis va définitivement larguer les amarres pour créer avec une radicalité et une exigence hors normes, qui contrastent – et pourtant se complètent –, avec sa discrétion et gentillesse naturelle. 

  • Lors des enregistrements, il supprime tout ce qu’il ne juge pas essentiel, recherchant dans chaque prise une spontanéité, une vérité de l’instant : il efface aussitôt les bandes, à la fois pour que la maison de disque ne puisse pas récupérer les prises et les remixer, mais surtout pour ne pas s’encombrer de ce qui ne correspond pas à sa recherche ou n’est pas absolument essentiel.
  • Il s’entoure d’une multitude de musiciens, dont des pointures, sans pour autant garder leurs prises : elles aussi finissent à la poubelle s’il ne les jugent pas suffisamment spontanées.
  • Il ne recule devant aucun moyen ni aucune excentricité, notamment en créant, pendant les enregistrements, une atmosphère qui favorise un changement de niveau de conscience. Les musiciens jouent pratiquement dans le noir – vaguement éclairés par une lampe à pétrole et des bougies dont la lumière vacillante semble faire bouger le décor  – et perdent toute notion de temps. Ils répètent et écoutent inlassablement les mêmes quelques secondes d’un rythme, d’un son, d’un bout de mixage, jusqu’à avoir l’impression de perdre la raison*.
  • Il refuse de faire de la scène, de tourner des vidéos et décline toute promo, estimant que l’album trouvera son chemin avec le temps.
  • Il refuse de sacrifier sa vie de famille, ses hobbies, etc. Sa vie est à ce point normale qu’il fait croire à ses voisins qu’il est un ouvrier du coin.
  • Il crée librement, sortant des formats classiques et allant jusqu’à fondre les morceaux les uns dans les autres sur une même face d’album.
  • Il défend bec et ongles ses albums sans renoncer un instant à son intégrité artistique : c’est à la maison de disque de plier.
  • Il refuse de se répéter et se donne des objectifs différents à chaque nouvel album, allant vers toujours plus de pureté, jusqu’à arrêter sa carrière officielle le jour où il estime n’avoir rien de plus à offrir, tout au moins de façon publique.

J’aime que les gens viennent à nous petit à petit, qu’ils nous découvrent par le bouche-à-oreille. Nos disques ont une longue vie, c’est le plus beau compliment qu’on puisse leur faire. – Mark Hollis

L’émotion sublimée & intemporelle

Il y a bien un esprit qui guide la recherche musicale de Mark Hollis, une vision qui pourrait se résumer à composer des morceaux intemporels et retranscrire la spontanéité de l’émotion par la fragile et éphémère vibration du son. Ainsi les morceaux se composent d’une multitude de couches de notes, de sons, d’accidents, qui donnent toute leur texture à l’ensemble, créant un équilibre sensible entre maîtrise et improvisation. Ce travail acharné sur le son aboutit à une fraicheur toute émouvante. Car tout chez lui est émotion : la musique, les textes, la voix. Cette quête va explorer de plus en plus le contraste entre son et silence, vers davantage de pureté, dans le seul but de donner corps à l’émotion.

Je préfère encore entendre le silence plutôt qu’une note inutile, une note plutôt que deux. Ce qui compte, c’est la façon dont elle est jouée. La technologie, la technique, tout ça ne sert qu’à remplir. Donc, à rien. La raison d’être de mes albums est la spontanéité. Voilà pourquoi il me faut des années pour les enregistrer. – Mark Hollis

Les textes de Mark Hollis – écrits une fois le morceau entièrement enregistré – collent aux instruments et se superposent à leur atmosphère musicale. Ils épousent la composition par leur sonorité et la voix de Mark Hollis qui s’y fond. Celle-ci susurre, jusqu’à devenir presque inaudible, ou prend de l’ampleur, se glisse entre les notes ou s’y accroche pour devenir plus présente, voire poignante. Son talent repose indubitablement sur la beauté avec laquelle il retranscrit l’émotion, sa fragilité, sa variabilité, son indéfectible humanité.

Ce qui me rendrait vraiment heureux, c’est que les gens écoutent mes chansons dans vingt ans. Je veux que mes chansons deviennent des classiques. – Mark Hollis

La beauté au prix du renoncement

Le parcours de Mark Hollis a la beauté des nombreux renoncements qu’il adopte. Qu’ils soient dictés par son caractère ou par une nécessité intérieure, ils n’en demeurent pas moins inspirants. Ils démontrent une grande cohérence et intégrité qui donnent envie d’y adhérer. Ils sont incisifs, à l’image de l’effort que Mark Hollis attend de son public : sa musique n’étant pas facile d’accès, il faut savoir la découvrir et apprendre à l’écouter. À la tendance d’aller vers la facilité, il privilégie la difficulté par souci de réaction. Ne pas être là où l’attend et ne pas se soumettre aux tendances. Au contraire, prendre la tangente.

  1. Être intransigeant avec le processus créatif : tous les moyens sont bons pour exprimer la beauté de l’indicible, donner forme à l’invisible > renoncer au compromis
  2. Accepter de s’en remettre à la vie, au temps qui suit son propre chemin > renoncer à l’immédiateté
  3. Accepter d’être invisible, hors champ > renoncer à la popularité
  4. Ne jamais lâcher son désir, sa quête intérieure > renoncer à faire carrière
  5. Choisir une vie personnelle simple > renoncer aux marqueurs de réussite sociale
  6. Privilégier les relations intimes, authentiques > renoncer au masque social

Le luxe pour un créateur, un visionnaire, un leader, c’est de créer et de donner forme à ce qui le travaille intimement. Quelle que soit la forme que prend cette quête de beauté et de création, c’est une intransigeance intérieure qui le guide à tenir son désir – et la quête peut prendre toutes les formes jusqu’à disparaître.

Pour moi, le vrai succès, c’est de pouvoir faire les albums que je veux. Je ne souhaite rien d’autre. – Mark Hollis

*J’ai poussé ma curiosité jusqu’à lire le livre de l’ingénieur du son, Phil Brown, qui y raconte notamment les enregistrement des deux derniers albums mythiques de Talk Talk, ainsi que celui de Mark Hollis.


Rien ne remplace l’écoute intégrale des derniers albums de Talk Talk, ainsi que celui de Mark Hollis. Cependant, je partage trois morceaux pour qui veut régaler ses oreilles. À écouter dans le silence ou au casque, pourquoi pas les yeux fermés, pour ressentir l’émotion de cet ange venu de nulle part.

“I Believe In You” de l’album Spirit of Eden, Talk Talk, 1988.
“Time It’s Time” de l’album The Colour of Spring, Talk Talk, 1986.
“Watershed” de l’album Mark Hollis, Mark Hollis, 1998.

Définir votre vision tout en finesse

Amoureuse de ce qui fait votre singularité et de la justesse des mots, je vous aide à définir les contours précis et atypiques de votre précieuse vision.


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Commentaires

2 réponses à “Libre et sans compromis”

  1. Avatar de Pierre-François

    Merci beaucoup Vanina de nous faire partager votre passion pour cet étonnant musicien et ses oeuvres. Perso, je m’étais arrêté à « It’s a shame », ce qui est un peu une honte justement ! :)
    Je suis particulièrement touché par sa liberté et son appétit de créer. Cela me rappelle cette interview de Catherine Ringer que j’aime tout particulièrement :
    « Le rock, c’est tout le temps. On le nourrit de notre existence, et il ne nous a pas toujours nourri. On ne fait pas de musique, on vit musique. On n’arrête jamais, on cherche tous les jours. Même quand on ne prépare pas un disque, on cherche. Ca n’a l’air de rien mais je travaille, je réfléchis, j’avance. Le rock ne s’arrête jamais. Je déteste l’esprit musicos syndiqué, tu vois l’esprit des mecs qui jouent en studio, qui se louent aux groupes, te traitent de facho si tu les rembarres, et qui se tirent à 18 heures tapantes. Merde, le rock est contraire à la bureaucratie. Le rock est libéral. Je déteste l’esprit : « Je dépends de la manne de l’état pour créer. » Il n’y aurait jamais de rock à Liverpool avec cette mentalité ! Je déteste les artistes qui disent « je pleure, ma maison de disques m’emmerde, ils me censurent, je suis obligé de m’autocensurer », toutes ces plaintes. Quand tu tiens une idée forte, une chanson travaillée, une maison de disques ne peut pas t’arrêter. C’est ça l’art. Tu ne cèdes pas. Tu continues. Tu te démerdes pour le sortir. C’est l’esprit rock… »

    1. Avatar de Vanina Gallo

      Merci Pierre-François ! Ce qui me touche chez lui, c’est cette recherche, toujours mouvante, toujours plus approfondie (parce que, dit-il, elle était là dès le début et le succès lui a permis d’obtenir davantage de temps pour enregistrer) jusqu’à faire le choix de s’effacer et de faire silence. C’est vrai, le désir, il faut le tenir, tous les jours, à sa manière.

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