Et si le but d’une entreprise était avant tout de contribuer à une vision porteuse de sens qui stimule et développe le potentiel des hommes qui y travaillent ? Et si de ce profit humain affluaient les commandes et coulait l’argent ?… Car au niveau individuel comme collectif, quand les besoins essentiels sont nourris, ceux de croissance et de prospérité le sont aussi. De la même façon que je contribue au plan personnel à libérer l’être humain de ses enfermements mentaux, il me semble vital aujourd’hui de déployer la vision d’une entreprise qui soutient activement les hommes et leur développement pour y laisser prospérer talents et croissance financière.
La libération des entreprises
Un nouveau terme a émergé, celui d’entreprise libérée. « Quel beau mot ! », s’écrie une femme à qui je montre le livre que je consulte actuellement : Liberté & Cie, de Isaac Getz et Brian M. Carney. Une entreprise libérée est un lieu de travail qui mise sur la motivation intrinsèque et la responsabilité : elle laisse les employés libres de choisir leur mission et de décider des moyens pour accomplir les défis professionnels auxquels ils ont adhéré. Dans cet espace, la culture d’entreprise libère l’initiative de l’ensemble du personnel pour lui permettre de répondre au mieux à la vision partagée. Concrètement, pas d’organigramme, ni de titre précis, des employés tous nommés associés sur leur carte de visite : on ne se cantonne pas à une fonction, chacun est libre d’évoluer et d’agir en fonction des nécessités inhérentes à la mission. La libération de l’entreprise passe aussi par la suppression des privilèges et des symboles de pouvoir, ainsi que l’élimination des postes intermédiaires devenus inutiles. Ce modèle de libération est loin d’être récent : certaines entreprises libérées sont nées dans les années 50 et leur point commun est de fructifier, ceci dans des industries très variées.
Du désengagement à l’engagement actif
Selon une étude récente, 89 % des salariés sont désengagés dans les entreprises classiques (dont 28 % activement), seuls 11 % s’y rendent le cœur léger. Un canoë qui aurait dix personnes à son bord, dont une qui rame activement, six qui font semblant et trois qui rament à contresens, ne peut que reculer. Pour alimenter une machine qui fait marche arrière ou tourne en rond comme un hamster dans sa cage, le prix à payer est humain. Le modèle des entreprises libérées renverse la vapeur et apparaît comme le sésame d’un nouvel eldorado entrepreneurial. Il répond à l’aspiration profonde de nombreux salariés de libérer leur potentiel et leur créativité dans un système qui les étouffe par le contrôle et la complexité, alors que la demande d’innovation et d’agilité est devenue une nécessité. Le travail répond désormais à un nouvel équilibre pour mettre le sens et le plaisir au cœur de l’entreprise, par l’autonomie, la maîtrise et la raison d’être, car la logique d’un fonctionnement mécanique ne correspond plus au monde dans lequel nous évoluons.
Les fondements de l’entreprise libérée
Une entreprise libérée ne se décrète pas comme ça. Maintenant que le modèle a été labellisé, il va donner envie et apparaître sur diverses vitrines par effet de mode. Or ce modèle fonctionne sur un socle bien déterminé et sans demi-mesure, ayant comme principe de base : « L’homme est bon et, dans les conditions adéquates, il donnera le meilleur de lui-même. » Ce socle repose sur 4 piliers :
- Écouter au lieu de parler. Puis traiter tous les salariés en égaux et supprimer tous les symboles et privilèges qui empêchent d’entretenir un sentiment d’égalité intrinsèque.
- Partager ouvertement et activement la vision de l’entreprise, simple et claire, pour que les employés se l’approprient. Seulement après l’étape 1, car les salariés doivent être traités en égaux pour pouvoir s’y intéresser.
- Ne pas chercher à motiver les salariés.* Il convient plutôt de mettre en place un environnement propice à l’auto-motivation.
- Rester absolument vigilant et implacable pour préserver la liberté et la culture de l’entreprise : exit le deux poids, deux mesures.
*Les techniques de motivation ne sont effectives que pour des tâches automatiques. Dans le cadre de réalisations demandant un minimum d’implication cognitive, elles deviennent absolument contre-productives comme le démontre Dan Pink dans sa passionnante conférence
Oublier les règles
« La libération du lieu de travail commence par la débureaucratisation et la réhumanisation des relations, qui doivent reposer sur l’équité humaine et sur un traitement égal, afin que les salariés aient le sentiment d’être des êtres humains et non des ressources humaines », lit-on dans Liberté & Cie. Ce cadre qui permet l’automotivation demande un grand courage, car il implique de changer de paradigme et de concevoir un système fondé sur la confiance.
Voici un des exemples croustillants dont je parsème mon article pour donner corps à cette libération entrepreneuriale. Ces exemples reflètent certains propos que je croque lors des facilitations graphiques : ils sont vivants, stimulants et engageants. Le manifeste de Lisa Joronen, lorsqu’elle reprend l’entreprise familiale SOL, encourage les salariés à redresser la tête et à faire leur travail avec fierté.
« Nous modifierons la conception des emplois pour qu’elle s’accorde mieux avec les talents de chacun. Chacun aura à accomplir plus d’une tâche, même s’il n’a pas les qualifications officielles pour en accomplir certaines (polyvalence de l’emploi). Nous renoncerons à la structure hiérarchique actuelle par départements et nous la remplacerons par des projets. Il y aura des leaders de projet pour les coordonner, des gourous pour veiller à ce que le niveau professionnel soit correct dans tout ce que nous ferons, et des mentors pour soutenir chaque salarié afin qu’il fasse de son mieux. Tous les titres actuels disparaîtront. 95 % de la paperasserie devra également disparaître. Nous mettrons en place un réseau informatique de pointe qui permettra à chacun d’entre nous de choisir librement où travailler tel ou tel jour. Nous encouragerons le dialogue oral et éviterons de nous adresser des notes de service par e-mail. C’est plus sympa de se parler. Nous créerons un lieu de travail ouvert et stimulant sans cloisons ni séparations. Il y aura des plantes et des arbres dans des caisses à roulettes, cinq cents ou mille, que nous déplacerons quand nous passerons d’un projet à un autre. Nous créerons le lieu de travail le plus exaltant et le plus créatif du pays. Il ne ressemblera pas du tout à un siège de société ordinaire. Il faudra que nous comprenions tous non seulement ce que nous faisons, mais aussi comment ce que nous faisons s’intègre dans la vision d’ensemble. Si tout le monde sait cela, nous aurons besoin de moins de direction et de contrôle conventionnels. Cela nous permettra de consacrer plus de temps à des tâches utiles aux clients. En résumé : nous ferons tous davantage ce que nous aimons faire et ce que nous savons faire. Nous nous débarrasserons de toutes les barrières et nous travaillerons comme une grande équipe. Cela nous rendra plus précieux, ce qui justifiera en retour un salaire plus élevé. »
La réhumanisation passe donc par lâcher le command & control. Oubliez les règles, process et manuels du comment faire, qui figent, complexifient et contraignent, pour privilégiez les contacts directs et les arrangements informels. La plupart des règles sapent le moral, mettent des bâtons dans les roues et finissent par devenir tellement oppressantes qu’il faut les contourner à grands frais pour faire du bon travail. Dans l’absurdité kafkaïenne que préfigurent certains environnements professionnels, obtenir une autorisation requise, conserver une trace écrite des discussions en interne, suivre la règle finit par prendre plus d’importance que le pourquoi du comment.
Ainsi telle entreprise laisse son magasin de pièces détachées ouvert et libre d’accès aux employés. Ou tel boulanger décide de laisser ses pains à la disposition des clients sans contrôle pendant qu’il jardine ou fait de la musique : un bel exemple de cohérence interne.
Être un leader inspirant passe aussi par une bonne dose d’humour, de simplicité et d’humilité.
Dans le livre Au-delà du management : comment empêcher les entreprises d’étouffer les gens et de bloquer les profits, Robert Townsend (Avis) distribue aphorismes et conseils, classés par ordre alphabétique, pour le plus grand plaisir du lecteur inspiré :
C – Crépuscule des dieux : Aucun directeur général ne devrait rester plus de cinq ou six ans en fonction dans la même société
M – Manuels d’entreprise : Ne vous mettez pas martel en tête. S’ils sont d’ordre général, ils sont inutiles. S’ils sont spécifiques… ce sont des manuels du type “comment faire telle chose”, coûteux à préparer et à réviser. Les seules personnes qui lisent les manuels d’entreprise sont les tire-au-flanc et les gardes-chiourme.
O – Obésité : Soyez attentifs aux variations de poids de vos collaborateurs. L’embonpoint, dans la plupart des cas, naît de la frustration. Supprimez la cause et l’effet disparaîtra.
Comment ou pourquoi : that is the question
Il existe deux sortes d’entreprises : les entreprises « comment », où l’on vous dit comment travailler, et les entreprises « pourquoi », où l’on vous dit pourquoi vous travailler (en donnant le sens de l’effort).
S’il est un argument qui peut motiver à la transformation d’une entreprise classique ou Comment en entreprise Pourquoi, ce sont les coûts cachés considérables que représentent : le gaspillage des talents et de l’énergie humaine, la non-qualité et l’inefficacité rampante dues au désengagement, les nombreuses opportunités et bénéfices manqués, le mécontentement des clients… Voilà qui constitue le tribut réel que les structures existantes paient en réalité. Cette formule d’échec se bâtit sur la volonté de contrôler et manager les 3 % qui contournent inlassablement règles et contrôles. Ce cercle vicieux renforce aussi le désengagement des 97 % de salariés désireux de collaborer.
Définir une vision qui mobilise et rassemble
Le changement doit venir d’en haut : les leaders ont besoin d’adopter une attitude beaucoup plus détendue pour détendre également leurs collaborateurs. « Le tout premier programme que nous avons mis en place a été la modification de mon comportement », explique un dirigeant.
Une liberté ordonnée se concrétise par une forme d’organisation où l’autodiscipline joue un rôle essentiel, concentrée autour d’une vision commune qui parle d’elle-même : « satisfaire à tout prix le client », « intervenir en une heure maxi », « produire le meilleur vin humainement possible »… Des mots simples, clairs, précis et sans chichis qu’il est nécessaire de communiquer inlassablement et généreusement. Fournir constamment à ses salariés des informations nouvelles sur la vision de l’entreprise est un des rôles clés du leader, car cette vision n’a rien de statique : les technologies, l’environnement professionnel et le monde en perpétuel changement rendent la cible mouvante.
Cette vision sur laquelle le salarié doit s’appuyer se défend sans demi-mesure. Tout est affaire de cohérence et de confiance, sans tromperie ni détours.
« Bienvenue à Vertex. Vous êtes libres de partir. » Pour s’assurer que ses salariés restent parce qu’ils partagent la vision de l’entreprise, ce dirigeant préfère payer les éventuels opportunistes pour qu’ils aillent voir ailleurs. Ou bien quand Jean-François Zobrist dit aux salariés de FAVI que leur seule mission est de satisfaire la clientèle, il le prouve en renonçant à mesurer tout le reste et en inscrivant sur la porte d’entrée son « amour du client » en lettres dorées.
Miser sur l’engagement
Plutôt qu’un emploi, proposer un engagement librement consenti. Un engagement est plus fluide et s’adapte au contexte changeant, à la charge de travail et à l’envie de se lancer dans de nouveaux projets. Chez Gore, les « associés » sont invités à trouver leur sweet spot : le point de rencontre entre leurs compétences, leurs intérêts et les besoins de l’entreprise.
Un manager sans égo peut ainsi dire à son associé : « Je vous ai laissé faire des trucs idiots. Vous avez toute la liberté et tout le temps que vous voulez pour trouver à l’intérieur de l’entreprise une activité plus constructive, pour vous-même d’abord et ensuite pour le bien collectif. » Quant à Laurence Vanhee, qui a œuvré au sein du ministère de la Sécurité sociale belge, elle a commencé par changer son titre officiel de DRH en Chief Happiness Officer pour mieux poser son intention. Car, dit-elle, « RH ne signifie pas Ressources humaines, mais Rendre heureux. ».
Un dirigeant qui en fait le moins possible
– Comment motiver les gens ?
– On ne les motive pas. L’homme est motivé par nature. S’il ne l’est pas, c’est qu’il est mort.
La question qui importe est : comment mettre en place un environnement où les gens s’auto-motivent ? Les deux premières tâches d’un leader seront de construire un environnement d’entreprise dans lequel tous sont libres de prendre des décisions et de vérifier qu’ils comprennent la vision, se l’approprient et cherchent à la réaliser. Et d’éliminer les barrières qui leur interdisent d’accomplir un travail de la meilleure façon possible, par conséquent de supprimer des contraintes au lieu de les durcir. Se met en place un système de délégation à rebours : l’autorité part de la base et non du sommet. Les salariés de base délèguent à des niveaux supérieurs de la chaîne le pouvoir de prendre certaines décisions ou de réaliser certaines actions qui leur paraissent secondaires pour leur travail. Autrement dit, ce qui reste au PDG, ce sont les décisions et les tâches que personne n’a eu envie ou n’a été capable de prendre ou de faire.
Une société qui cultive la liberté repose précisément sur l’idée qu’il ne faut pas dire aux employés ce qu’ils doivent faire, même si c’est ce qu’ils attendent. Ce comportement doit être initié au sommet, au niveau du directeur général ou du patron d’entité. À l’image du coach, le dirigeant est garant du cadre et se doit d’être à l’écoute de ses salariés et de satisfaire leurs besoins.
Bob Davids (Sea Smoke Cellars) expose ainsi clairement sa philosophie et sa vision de l’entreprise : « Je n’ai pas les compétences qu’il faut pour faire du vin. Je vous donnerai les outils nécessaires et tout ce qu’il faut pour produire le meilleur vin que vous puissiez humainement produire… Tout ce dont vous aurez besoin. Comme ça, vous n’aurez aucune excuse pour venir me voir et me dire : J’aurais pu mieux faire, si seulement vous m’aviez permis de… » Ce même Bob Davids n’hésite pas à écrire à ses salariés : « Je serai absent huit mois. Si vous avez le sentiment qu’il faut absolument me contacter, qu’il faut impérativement que je m’occupe de votre problème, je vous demande de vous allonger. Quand cette impression aura disparu, relevez-vous, réglez le problème et envoyez-moi un e-mail pour me faire connaître la solution. »
« L’individu se développera pour devenir ce dont il est capable pourvu que nous créions les bonnes conditions de cette croissance. » Robert Townsend (Avis) précise ainsi cette approche agricole : « Fournissez le climat et les nutriments qu’il faut, et laissez les gens pousser tout seuls. Ils vous surprendront. » Si l’environnement est suffisamment nutritif, les gens trouveront seuls la motivation nécessaire pour participer aux efforts de transformation ou exécuter leurs activités quotidiennes.
La tâche des associés : la vision
Des salariés sont libres non seulement d’agir, mais de contester les grands virages stratégiques, à un moment où il est encore temps de s’engager sur une autre voie.
Ainsi un manager renonce à un déménagement parce que ses salariés perdent en contact avec leur vraie clientèle et que le temps « perdu » à passer d’un bâtiment à l’autre se révélait en réalité récréatif (une façon de s’aérer) et donc profitait à la bonne disposition des salariés.
Chez FAVI, sous la houlette de Jean-François Zobrist, les ouvriers sont organisés en équipes d’une vingtaine de personnes : ces mini-usines, en autodirection pour l’essentiel, se voient attribuer un client et un produit, ce qui lui permet de mieux connaître les besoins du client et de constater par elle-même s’il est satisfait. Les membres de l’équipe choisissent un leader parmi les candidats à cette fonction. Cette autogestion repose sur le fait que pour que les salariés respectent les procédures, ils doivent les choisir : les normes doivent être les leurs, pas celles du management ou des ingénieurs.
Une conception holistique du travail
Les innovations de Lisa Joronen qui hérite de l’entreprise de ménage SOL tiennent compte de ses propres besoins et de ceux de ses salariés.
En les habillant d’uniformes flashy voyants et en optant pour des horaires de jour au lieu du sempiternel travail de nuit dans cette profession, elle manifeste du respect pour un métier qui en est souvent cruellement privé. En œuvrant de jour, les salariés de SOL peuvent ainsi également surprendre des conversations concernant leurs services pour être toujours au plus près des besoins du client.
Ce que l’entreprise fait à l’intérieur se voit à l’extérieur
Dans cette démarche de libération de l’entreprise, c’est la valeur donnée à la vision et au développement humain qui interpelle. Cette démarche ne peut être que l’aboutissement d’un attitude ou posture d’un leader qui ose et affirme son courage de mettre en place un tel cadre : il l’incarne et l’évolution de l’entreprise suivra sa propre évolution. Sans cette posture, sans ce travail de longue haleine qui demande rigueur et vigilance, toutes les bonnes intentions s’écroulent.