Naissance d’un univers visuel

Pour mettre en œuvre un projet, il faut tirer des fils qui vont peu à peu donner une direction à suivre. Ce travail de déduction déroule, à qui tend l’oreille, une logique et une intention. Il faut aussi faire appel à l’intuition, à ce qui s’agrège dans l’invisible, aux formes ou couleurs qui font signe… C’est ainsi que se délimite un territoire visuel, que prennent forme les éléments graphiques qui le composent, ceux qui lui confèrent une saveur spécifique et le rendent identifiable. Cela va même plus loin, car ces contours formels, colorés, ordonnés, donnent une âme au projet : plus ils se rapprochent de son essence, plus ils le manifestent. Ils le rendent réel et vivant au-delà de ce qui était attendu.

Projet : création d’une identité visuelle à déployer en papeterie et sur le site internet, mise en œuvre d’un livre sur la profession infirmière, création d’une quinzaine d’illustrations, conception graphique et mise en page, conseil stratégique, conseil rédactionnel et rewriting, correction typographique, suivi d’impression. Sens du projet : transmettre une vision singulière du métier, laisser un témoignage et un testament sur le soin, rassembler deux cultures, devenir auteur.

Récit d’une profession en crise

Martine, alias Nhïango, est infirmière et travaille en libéral. Elle est aussi artiste : elle joue avec les sons et les mots. Ce sont ses origines camerounaises qui parlent à travers la façon dont elle manie la langue et s’interroge sur le rapport à l’autre, surtout quand la profession qui l’occupe est celle du soin à l’autre et à soi ; et, de fait, au monde.

Pour inspirer et soutenir ceux qui œuvrent à prendre soin, Martine a écrit l’histoire de Symphonie, une infirmière histoirienne à ses heures (une chercheuse d’histoires, comme on dirait au Cameroun) et perspectiviste (à défaut de faire de la prospective, elle ne se gêne pas pour donner son avis). À l’occasion d’un apéritif déjeunatoire, Symphonie rencontre Éva, une collègue en reconversion suite à un burn-out. Ensemble, elles partagent leurs expériences et, au cours de ces transmissions espiègles, on comprend qu’elles sont atteintes d’un mal étrange : une égodystonie réfractaire… à savoir, elles se sentent en décalage avec leurs valeurs.

Le livre, intitulé Bienvaillance. Requiem pour soignants en blues, fait partie d’un triptyque, les Transmissions aurorales transmission est le nom donné aux échanges d’information concernant les patients transmis au moment où les infirmiers se passent le relais. Ces créations originales, à la fois écrites et orales, ont pour but d’inspirer les soignants qui se sentent seuls et démotivés, d’apporter soutien, légèreté et joie dans l’exercice de leur métier. Les Transmissions aurorales se déploient donc en trois parties : Bienvaillance, un livre romancé et illustré qui vise à décortiquer avec humour et poésie un certain quotidien de la profession infirmière pour mieux lui redonner ses lettres de noblesse ; Enjaïance, une création musicale et des vidéos qui invitent à une rêverie guidée pour favoriser l’ouverture à de nouveaux possibles ; Acentdanses, un atelier d’intelligence collective qui permet de se retrouver, de faire lien et de chercher des pistes pour avancer ensemble.

Révélation en construction

L’univers de Martine est riche, poétique, taquin, savant ; bercé entre ses origines camerounaises et son ancrage girondin. Certains éléments visuels ont été utilisés pour la création musicale Enjaïance : je les ai conservés et ai ajouté une palette de couleur qui rappelle l’Afrique, la terre et la luminosité de la savane, des teintes chaudes et profondes redorées par l’azur du ciel. Ce sont ces couleurs et la typographie héritée du précédent projet qui ont donné naissance à une carte de visite… Certains fils ayant été tirés, ils amorcent la construction d’un territoire visuel qui fait ainsi exister Martine, sa nouvelle identité d’auteur et son projet de triptyque.

Pour les illustrations, je me suis inspirée des images d’un livre que j’avais sorti de ma bibliothèque pour en copier son format : leur caractère poétique, énigmatique, m’a attirée et interpellée, puis s’est imposé subrepticement. J’ai fait une première tentative de collages où trônaient des visages : Martine n’a pas aimé. C’est alors que j’ai compris qu’il fallait rester dans une forme d’abstraction pour laisser le regard se perdre dans l’image, suivre ses tracés et textures sans vraiment arriver à y déchiffrer quelque chose de définitif… Après tout, le récit de Martine retraçait un processus à l’œuvre, la transformation d’une profession vouée à se réinventer. Et celle-ci avait pour recours la réitération des sens et du lien ; un retour au vrai et au tangible ; à la matière qui s’effleure et aux reflets qui s’impriment sur la rétine ; au symbolique poétique et à la nature qui l’incarne avec tant de profondeur…

Les illustrations réalisées pour Martine portent en elles la magnificence de son monde intérieur, l’éclat de sa double culture, la fraîcheur de son inventivité langagière… Le monde du soin a bien besoin de spontanéité, de décalage, de droiture pour retrouver son esprit-source.

Écrire ou l’obsession du détail

Tout au long du projet, j’ai accompagné Martine à prendre conscience des talents qu’elle mettait au monde ; je l’ai conseillée pour l’aider à affiner son projet et sa démarche (notamment dans la proposition du troisième volet du triptyque, Acentdanses)… J’ai avant tout participé à affiner la rédaction de son texte par un minutieux travail de rewriting : le travail d’écriture est particulièrement laborieux pour qui est sensible au choix des mots, à la rythmique du phrasé, à la limpidité du texte et de sa structure, à la justesse de la ponctuation… Écrire un langage parlé, par exemple, demande beaucoup d’attention pour retranscrire à la fois le côté vivant des mots de la vie courante et rendre la lecture fluide, aisée, limpide, voire jouissive.

L’écriture est un labeur de dentelière : épuisante, car il faut avancer à tâtons pour parfois revenir en arrière, recommencer, perfectionner, aiguiser sans cesse. Elle est une tâche ardue et de longue haleine, hautement chronophage, qui prend la tête et rend obsessionnel (et le texte est chevillé au corps, un corps qui plie sous le poids de ce labeur méticuleux qui semble sans fin) ; mais absolument nécessaire pour laisser advenir un texte digne de ce nom. Car l’attention aux détails concoure à façonner une expression écrite personnelle, alignée et révélatrice de la singularité de son auteur.

Fierté du travail accompli

La mise en œuvre d’un livre et de tout ce qui l’accompagne passe par des hauts et des bas : le doute côtoie l’excitation, le découragement s’acoquine avec la passion, l’anxiété fraie avec l’abnégation… Néanmoins, le résultat est à la hauteur de nos attentes : c’est-à-dire qu’il les dépasse. Cette réalisation m’a permis d’explorer un territoire inconnu, de façonner un univers visuel qui ne ressemble à aucun autre, de créer des illustrations qui renferment un sens caché et dont mes yeux se délectent. Ensemble, Martine et moi avons pris soin de cet ouvrage à naître : bienvenue à lui, qu’il soit apprécié et qu’il apporte du bonheur.

La sortie du livre est prévue pour tout début 2025 : les photographies du livre imprimé et le lien pour la commande sont à venir.


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