Intelligence du geste

L’intelligence du geste, comment façonner l'intelligence d'apprendre par le geste et en faisant quelque chose de concret
Fleurs nommées désir #1, une série initiée par un désir et le geste.

Où il est question des bénéfices des gestes perdus par une digitalisation à outrance ; de l’intelligence qu’ils développent avec la répétition et la maîtrise acquise par l’apprentissage et les rituels. Les actions et activités manuelles faisant bouger les neurones, il semble nécessaire de revenir au plaisir de « faire avec ses mains ».

À la recherche des gestes perdus

Je me suis acheté une platine pour écouter mes albums préférés avec le son inégalable du vinyle : un son chaud, vivant, incarné. Il y a surtout mes retrouvailles avec les multiples gestes oubliés, comme ouvrir le capot, sortir le vinyle de sa pochette et sentir son poids entre ses doigts, glisser le disque sur la broche centrale et enclencher le moteur, prendre la brosse antistatique pour enlever les poussières, soulever et positionner le bras au-dessus du disque qui tourne, abaisser le lève-bras et entendre les premiers craquements… Écouter, savourer, puis retourner le disque pour écouter la face B.

Il y a aussi le café que je prépare chaque matin dans ma cafetière italienne. Une amie m’a dit qu’elle avait renoncé à sa machine Nespresso pour retrouver le plaisir du geste de cette cafetière qu’il faut dévisser pour remplir son réservoir d’eau, puis ajouter le café moulu dans le filtre d’acier et revisser, mettre sur le feu et attendre le son guttural, strident qui annonce que le café est prêt. 

Est-ce qu’un geste mène à un autre geste ? Depuis des mois et des mois, j’avais le désir de peindre des fleurs. Puis, j’ai trouvé ce sens donné aux fleurs et à leurs vertus qui forment une langue à part entière. Chaque fleur véhicule une idée, un concept, une image… Elles sont l’expression de l’ordonnance du monde, d’un tout, d’une unité.

C’était le langage et les vertus des fleurs seules que le Frère Joachim avait avant tout décidé de m’enseigner. Selon ses connaissances, chaque fleur véhiculait une idée, un concept, une image qu’il fallait tenter de traduire par un mot ou deux au maximum. Rassembler des fleurs de différentes variétés, en quantité précise, et les faire s’épouser de façon non moins précise équivalait donc, pour lui, à construire une sorte de phrase. Même si celle-ci s’avérait imprononçable en mots humains, elle n’en était pas moins porteuse de sens, d’intentions et de vertus pour qui savait la construire et la déchiffrer. Ainsi, certaines fleurs avaient pour fonction de signifier – et donc d’être – des réceptacles, coupes, vasques, maisons, palais ou forteresse… Tout comme d’autres savaient parler de purification, de dynamisation ou encore d’apaisement à de multiples niveaux et avec tout autant de nuances. […] Que disaient donc une corolle, un pistil, une étamine… et le pollen ? Que racontaient leurs couleurs et leur parfum ?

Daniel Meurois, Le livre secret de Jeshua : Tome 1, Les saisons de l’éveil

J’ai eu envie d’explorer avec mes doigts, mes gestes, mes dessins, cette unité dans ses moindres détails. Comment feuilles, pétales, pistils se dressent, se courbent, se plient, s’ordonnent et dansent autour d’un centre ? Quel mouvement, quelle énergie exubérante les anime ? Voilà ce qui me pousse à étudier et à réapprendre à dessiner des fleurs aux pouvoirs mystérieux et envoutants.

Toujours est-il qu’une semaine après avoir retrouvé le plaisir de faire tourner les vinyles, je me suis lancée un matin dans le dessin d’une fleur. J’ai initié ce travail par la tubéreuse (qui illustre cet article), dont le parfum sensuel m’a longtemps imprégnée chaque matin. J’y vois un appel charnel, un appétit de vie débordant et gourmand, avec l’envie que ses traits gargarisent vos sens…

L’intelligence naît du geste

Ces gestes quotidiens sont essentiels. Ils font fonctionner les neurones et permettent l’apprentissage. J’ai lu récemment dans un ouvrage que l’apprentissage est subordonné à une tâche concrète, manuelle : bouger ses mains aide à mémoriser et à développer une attention réceptive aux idées nouvelles. C’est la précision, l’enchainement, la variété et le rituel des gestes qui façonnent notre intelligence. Le langage gestuel détend notre cerceau pour le rendre malléable et perméable.

L’intelligence d’appendre… Retiens cela ! Pour qu’une telle intelligence soit harmonieuse et développe la mémoire, nous enseignons toujours ici en union avec une tâche concrète à accomplir. Vois-tu maintenant pourquoi je te demande d’apprendre le Grec tout en tissant des nattes ?

Daniel Meurois, Le livre secret de Jeshua : Tome 1, Les saisons de l’éveil

Or ces gestes sont remplacés toujours plus par des machines qui s’actionnent en appuyant sur un bouton ou se programment en tapant sur des touches. Certains rêvent d’avoir une puce dans leur corps qui commande aux actions nécessaires : sommes-nous devenus assujettis à l’utilitarisme, à l’urgence, à la course folle du faire vite et du produire plus ? Pourquoi faire ?… Pour échapper à la mort, pardi.

Rester intelligent et le revendiquer

Avant de mourir, choisissons de vivre, libres. Car renoncer à ces gestes qui nous élèvent et nous rendent autonomes – et encore plus dans l’éducation qui se targue de distribuer ordinateurs ou tablettes aux enfants –, c’est oublier que notre intelligence en a besoin pour s’exercer.

Notre intelligence est au cœur de notre relation aux autres et au monde. Délaisser les gestes et l’intelligence qu’ils développent, cette intelligence d’apprendre, c’est faire une croix sur l’autonomie, la créativité, l’improvisation et ce qui fait notre humanité. Nous sommes un organisme vivant, merveilleusement complexe et sensible, animal et pragmatique, qui a besoin de bouger, de jouer avec les gestes, d’y puiser beauté et accomplissement pour penser le monde.

Ce qui meut cet organisme ? Le désir… Tellement vivant et gourmand qu’il se décline en 101 propositions ici. Ce n’est pas la faculté d’obéir à un process ou de servir une organisation, mais le désir animal, intuitif, mystérieux, qui donne le sens à notre vie sur terre.

Se délecter du goût du geste

Retrouvons le goût du geste, celui qui donne sa saveur à nos journées, car n’est-ce pas une façon de rester amoureux de la vie ? Devenons conscients des mouvements qui façonnent notre quotidien et notre cerveau.

  • Quels sont donc les gestes qui ancrent votre quotidien dans une réalité sensorielle et riche de sens ? À quels besoins et élan vital répondent-ils ? Que permettent-ils ?
  • Qu’avez-vous envie de manipuler pour le plaisir d’apprendre et de vous perfectionner ?…

Faites une liste de ces différents gestes, puis décrivez-les pour redécouvrir et saisir la richesse qu’il renferment. Redonnez-leur ainsi une juste place dans votre vie et observez les petits miracles qu’ils favorisent.

Je rêve parfois de revenir au temps des années quatre-vingt pour inscrire à nouveau les adresses dans un annuaire papier, pour tourner les pages d’un agenda papier et taper sur une machine à écrire… Il y a là sans doute un peu de nostalgie, mais aussi une soif de réalité où l’on prenait le temps du geste qui nous ancre dans le présent. Sommes-nous plusieurs à y aspirer ?


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