La trace que je laisse

Qu’y a-t-il de plus personnel et d’engageant que la trace qu’on laisse ? Qu’y a-t-il de plus primordial que de veiller à ces empreintes ou impressions qui marquent les pas de notre vie ? Une carte tirée dans un jeu de tarot précise qu’il faut s’occuper à la meilleure façon de passer le temps. Ce retour nécessaire sur soi répond à une nécessité intérieure pour pouvoir, à travers la conscience mémorielle et une écriture du for privé, vérifier que nous avons bien mis en œuvre notre mission sur terre.

Pourquoi laisser une trace ?

Qu’est-ce qui fait qu’on a envie de laisser une trace ? Est-ce pour arrêter le temps, imprimer les mémoires ou clore un cycle pour embrayer le suivant ? Est-ce pour inspirer à travers le témoignage d’un vécu, de rencontres et d’événements marquants, et faire passer le souffle de vie avant qu’il ne s’éteigne — au lieu de le retenir ? Est-ce pour faire don de soi, d’un savoir ou d’une expérience à transmettre ? Est-ce tout simplement pour le plaisir de griffonner sur un bout de papier, dans la neige fraîche, sur le sable… et laisser une empreinte qui dit : « J’ai été ici. »

Spur (la « trace » en allemand) vient du vieux haut-allemand spor et signifie l’empreinte de pied. À l’origine, spüren correspond à l’acte qui consiste à relever et à suivre une piste ; le verbe a pris ensuite la signification de ressentir, dans le sens d’interpréter ces traces. Le sens usuel de trace est donc une suite d’empreintes ou d’impressions laissées sur le sol par le passage de quelqu’un ou de quelque chose. La trace devient le lieu de la différenciation et de l’altérité ; elle permet aussi d’avoir conscience de l’indigence de notre existence.

Cette trace, si l’on s’en approche, comporte un sens profond qui se révèle vital. Elle donne matière à une action à la fois individuelle — voire intime — et collective. La trace peut intimider — on s’en défend par pudeur ou par peur de prendre trop de place, on cherche des prétextes moins égocentrés —, car il s’agit ici de dire « je », quelles que soient les intentions invoquées, qu’elles soient exprimées, suggérées ou passées sous silence : on écrit pour se rencontrer, se mettre en scène et prendre une certaine hauteur.

« Avoir peur de laisser une trace et pourtant marcher dans la neige. » 


Proverbe chinois

Se dire ou se taire

« Être en vie, c’est avoir une histoire à raconter »1, écrit Daniel Mendelssohn. Dans ce processus d’individuation, il s’agit de prendre pleinement possession de soi comme sujet pour se penser, se figurer, se dire. La trace est donc la marque de la prise de conscience d’un sujet libre et pensant qui dit « je », fondamentalement créateur et fondateur d’une nouvelle réalité.

« Reconnaître un souvenir, c’est le retrouver. »2 C’est là que se trouve, selon le philosophe Paul Ricœur, « la vérité profonde de l’anamnèsis grecque : chercher, c’est espérer retrouver ». Se raconter, c’est se reconnaître comme sujet à travers la mémoire et la reconstitution d’une histoire que l’on peut alors ordonner pour lui donner une direction, un sens… en espérant répondre à l’idée d’une mémoire heureuse.

La mise en mémoire d’un présent instantanément métamorphosé en passé s’apparente à une écriture du for privé. De même qu’on parle du for intérieur, cette histoire désigne une prise de parole personnelle sur soi-même, son vécu, le monde tel qu’on le perçoit, à travers son propre regard et une plume singulière. For est le lieu d’un rassemblement intérieur ; d’une attention de la conscience qui plonge dans le deep down inside, heart of hearts ; d’une observation depuis une distance et une hauteur élevée, jusqu’à une dimension spirituelle.

« Au bout de la corde, la tente ; au bout de l’homme, la trace. » 


Proverbe touareg

Retour sur soi

Ce qui pousse à mettre en œuvre un projet aussi laborieux que celui d’une mise en abîme de la mémoire et de l’héritage à transmettre répond donc à une nécessité intérieure, celle d’un examen de conscience. La conscience (de cum, « avec », et scire, « savoir ») signifie originellement un savoir partagé, une connaissance qui accompagne le sujet capable de réfléchir sur lui-même. C’est faire retour sur soi. La trace initie donc un dialogue à voix basse avec ce double qu’est la conscience, qui nous regarde, nous suit partout et nous laisse pourtant seul face à nous-même ; plus précisément, un dialogue intérieur entre notre conscience et le Soi.

Mémorielle, la conscience consigne une identité qui ose s’affirmer et prendre sa place. Elle devient une conscience avisée qui peut s’inscrire dans une trace physique, prendre forme et être offerte au monde. Car « il n’y a pas de plus grande joie que d’être reçu pour ce que l’on a à donner », nous dit Arouna Lipschitz en faisant l’apologie de l’infidélité. À un niveau profond, le but de la trace sert à vérifier si nous avons mis en œuvre notre mission sur terre.

Raconter, c’est aussi prendre conscience de l’importance du lien. L’être humain étant avant tout un être de liaison — comme le souligne Georg Simmel, sociologue atypique de la fin du XIXe siècle — il agit, le temps de son existence, comme un relais-témoin du présent, relatant ainsi de l’aspect temporaire et humble de la vie. Et l’écriture devient héritage en même temps qu’elle constitue, à travers ce qu’elle communique, la courroie de transmission à cet héritage.

« Une trace ineffaçable n’est pas une trace. »

Jacques Derrida, L’écriture et la différence

Ceci est un objet « atypique »

Quand on décide de formaliser une trace, le but n’est pas tant utilitaire — même si ce sont souvent les premières invocations exprimées : cela touche une dimension beaucoup plus dense, profonde, inconsciente, qui reconnecte au sens de notre vie. C’est pourquoi j’attache beaucoup d’importance à rendre grâce à la beauté et à la vérité qui sont au cœur du projet en créant une harmonie visuelle la plus sensible et alignée possible.

Or la trace ne devient manifeste que lorsqu’un ordre est perturbé, lorsque l’inconnu surgit en terrain connu. « La trace authentique […] dérange l’ordre du monde. »3 Une forme de puissance, la force de s’inscrire et de s’imprimer, de laisser ses marques sur quelque chose, doit être propre à ce qui se manifeste dans la trace. Les traces n’apparaissent que dans la mesure où une forme existante est effacée puis reconfigurée sous l’effet d’une réécriture. Quiconque est étranger à l’espace dans lequel il se meut laisse des traces. Les traces correspondent à l’irruption d’un au-delà inconnu au sein d’un ici-bas familier.

L’objet rêvé, désiré et enfin matérialisé est donc le témoin d’un processus singulier, unique, et sa forme aura forcément des contours atypiques qui se distinguent et ne ressemblent à aucun autre ; qui n’entrent dans aucune case et dans toutes à la fois ; qui reposent sur une sensibilité particulière pour interpeller, attirer l’œil et attiser la curiosité. Le sens du décalage sert ainsi à élever l’esprit en créant des dissonances pour s’émerveiller à nouveau de la vie et des traces qu’elle laisse en nous.

« On ne trace pas de message sur une vitre propre. »

Robert Mallet, Apostilles ou l’utile et le futile

Vers une nouvelle page blanche

Dans un monde où le temps s’accélère sans cesse, la mise en forme de la trace impose son propre rythme pour revenir au temps du réel, celui de la maturation nécessaire qui échappe à notre contrôle : il faut laisser faire. Ce travail qui s’apparente à une gestation, trouve sa résolution dans un accouchement symbolique, celui d’un nouvel aspect de soi, d’un changement de place, d’aspirations ou de talents en sommeil auxquels donner jour pour que quelque chose d’inédit puisse advenir, se vivre et… s’écrire.

Quand une page blanche s’ouvre devant nous, elle imprime une énergie toute fraîche au présent, gage d’une vitalité renouvelée. Ceci est sans doute la véritable raison d’être de la trace : renaître en héros disponible pour une nouvelle quête, que celle-ci soit intérieure ou extérieure ; se réapproprier la disponibilité nécessaire pour cueillir ce qui se présente et sentir la puissance de la liberté retrouvée. « Être en vie, c’est précisément être le héros, le centre de l’histoire de toute une vie. »1 Le passé est en quelque sorte derrière soi et nous pouvons reprendre notre chemin, tel un pèlerin qui marche l’esprit léger, avec juste le nécessaire sur soi.

1 Daniel Mendelssohn, Les disparus, Flammarion, 2007.
2 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000.
3 Emmanuel Lévinas : « La trace de l’autre », in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Librairie Philosophique Vrin, 2002.


Le principal sujet des productions visuelles auxquelles j’ai contribué est celui de la trace laissée. Que celle-ci prenne la forme d’un témoignage écrit ou de concepts à partager sous forme de livre, d’une méthode à transmettre avec une identité visuelle et une charte éditoriale, d’un état d’esprit et de valeurs à communiquer sur les réseaux sociaux, chaque projet développe un processus de formalisation et une expression qui rend grâce à la puissance de cette empreinte originale et singulière. Retrouvez les différents projets coproduits ici.


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