Voyage au cœur des états amoureux

amour, chagrin d'amour, souffrance, coaching, dépendance, cœur brisé

« Tout ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé, tout ce qui n’est pas accepté n’est pas transformé », disent les anciens.

Parfois l’amour s’aligne sur une quête de vie, les questions se succèdent et butent inlassablement sur les mêmes blancs : Qu’est-ce qui m’arrive ? Qu’est-ce qui m’anime et à quoi est-ce que j’aspire profondément ? Quel est donc le sens des obstacles que je rencontre ?… Les inuits ont une flopée de mots pour signifier la neige et ses différents états, or il n’existe qu’un seul mot, amour, pour qualifier ses différentes formes. Quand une certaine représentation de l’expérience amoureuse fait défaut, réfléchir sur l’amour permet de se placer en dehors de lui et de parler de ce qui manque. Inspirées par les mots de Jean-Yves Leloup*, voici quelques pistes pour avancer sur la quête amoureuse.

L’échelle des états amoureux

Pour vous situer dans votre art d’aimer, Jean-Yves Leloup propose une échelle des états amoureux. Les anciens aimaient les échelles pour symboliser les différents niveaux de conscience : ici, du premier au dernier degré, l’être imprime un mouvement vers l’autre qui répond à différentes pulsions et permet d’aller vers ce que l’on aime. Si vivre est apprendre à aimer, alors il s’agit de monter et descendre cette échelle pour en goûter chaque barreau, en prenant en compte les deux bouts, le haut et le bas, le charnel et le spirituel à leur apogée. C’est dans cette tension que se trouve la vérité de l’instant.

L’échelle de Jean-Yves Leloup, fondée sur des termes et concepts grecs, identifie une variété infinie des expériences que l’on peut mettre derrière le mot amour. L’expérience d’amour se déploie comme un arc-en-ciel qu’on ne peut réduire à une seule couleur. Quelle que soit la nuance, il n’y a pas une forme d’amour supérieure aux autres : elles se valent toutes, de façon indéterminée. Même si nous avons tous été un nourrisson assoiffé de l’amour nourricier de sa mère, à nous d’explorer les autres états. La sagesse consiste à avancer avec l’enfant qui sommeille en nous et qui a faim d’être aimé ; et parce que la faim ne remplit pas, être capable de désir et de gratuité à travers ses manques acceptés.

echelle-etats-amoureux

Sur cette échelle à dix barreaux, voyez les degrés qui résonnent pour vous et comment les développer :

1. Porneia • Amour appetit

Je te mange, je t’aime comme une bête. En grec, le premier mot pour parler de l’amour est porneïa, le bel amour divin de l’enfant pour sa mère. Il a faim et la mange, il aime son lait et sa chaleur, l’objet maternant étant censé répondre à son besoin. L’amour commence donc par une pulsion, le désir de survivre et l’appétit de l’autre. S’il est important d’être un bon petit cochon spontané et joueur, qui joue et gambade, mord et tête la vie, il est aussi nécessaire de laisser la place à d’autres formes d’amour pour éviter de devenir un porc qui consomme l’autre ; et qui, quand il est jeté, repart aussitôt en quête d’un autre sein à téter. La question pour évoluer est : consommer ou communier ?

2. Pothos • Amour besoin

Tu es tout pour moi, j’ai besoin de toi, je t’aime comme un enfant. Pothos ajoute à la dimension pulsionnelle la dimension émotive ainsi que l’envie de posséder l’autre et d’être possédé, par besoin de reconnaissance et pour fuir l’insécurité affective : l’autre est ma possession, il est à moi, comme moi je me veux à lui. Étant possédé, on n’a plus envie de rien faire sans l’autre et on attend un amour total, inconditionnel et réciproque : souffrir c’est aimer et aimer c’est souffrir. Une forme d’exigence qui cherche un assouplissement.

3. Mania pathè • Amour passion

Je t’aime passionnément, je t’ai dans la peau, tu es à moi rien qu’à moi, je t’aime comme un fou, je ne peux pas me passer de toi. Mania pathè préfigure la passion amoureuse avec tout ce que les anciens redoutaient, y voyant là la source de tous les maux : perte de la raison et de la lucidité, désordre à tous les niveaux. Aujourd’hui cette forme d’amour a la côte dans les films et romans. Se laisser emporté et possédé par l’ébauche d’un sourire ou la douceur d’un regard, vivre passionnément et intensément, c’est affirmer le droit d’exister et d’être réellement sur terre pour quelqu’un : on est confirmé affectivement dans son existence. Enthousiaste, oui. Mais collé, englué ? Le respect peut advenir sans la dépendance, car l’amour n’a pas pour but de nous soumettre, au contraire il libère.

4. Eros • Amour érotique

Je te désire, tu me fais jouir, tu es belle, tu es beau, tu es jeune. Éros est celui qui va donner des ailes à la pornéïa pour signifier une libido qui se dégage peu à peu de l’emprise du besoin et de l’absolu. Avec éros, on entre dans le désir – desiderare signifie regretter l’absence du signe favorable de la destinée – et l’amour devient à proprement parler humain. Éros met de l’intelligence dans la pulsion, libère de l’urgence et de l’impatience, pour commencer à choisir, donc à renoncer. Éros élève – en plus d’être bête, nous sommes aussi ange – et nous éveille à l’amour du Vrai, du Beau et du Bien cher à Platon : c’est la beauté de l’âme. Si dans l’étreinte des corps, l’attirance et la pulsion naît l’amour de l’autre qu’on ne peut ni avoir, ni consommer, éros est aussi plein de manques. Alors la joie d’éros est sans doute de devenir agapè pour nous donner l’extase et la paix.

5. Philia • Amour amitié

Je te respecte, je t’admire, j’aime ta différence, je suis bien sans toi, je suis mieux avec toi, tu es mon meilleur ami, j’aime être avec toi, tu me fais du bien. La Philia, c’est aimer l’autre en tant qu’autre, ressentir plaisir et joie à son bonheur, même indépendamment de soi. S’introduit ici dans l’amour un commencement de gratuité. Dans la philia, on n’hésite pas à se mettre à nu devant l’autre, on est réciproquement en confiance et ouvert à l’écoute profonde : je te donne et je reçois, je partage ce que je suis et je reçois ce que tu es. L’amour amitié se décline en quatre nuances : philia physikè est l’amitié entre parent et enfant ; philia erotikè est l’amitié amoureuse fondée sur le jeu érotique ; philia hétairikè est l’amitié qui laisse l’autre libre d’être un peu tout et rien à la fois pour être plus ; philia xénikè est l’amitié pour l’étranger.

6. Storgè • Amour tendresse

Je suis le meilleur de moi quand tu es là, j’ai beaucoup de tendresse pour toi, je suis heureux que tu sois là. La confiance ayant nourrit une bonté et bienveillance qui nous transforme, la storgè fait tout basculer avec la tendresse : ouvert à l’autre et dépassant la peur, on ose s’ouvrir à l’inconnu en soi-même. L’art d’aimer, est-ce d’être aimé et aimable ou de développer la faculté d’aimer quelles que soient les conditions extérieures ? La storgè n’agit plus en tant qu’amour dépendant d’une relation, mais comme un état d’être ou de conscience. La tendresse naît au moment où notre main, caressant et goûtant l’espace entre elle-même et le corps de l’autre, s’ouvre à ce qui nous dépasse. C’est l’espace qui fait lâcher l’état de possédé, permet la tendresse et paradoxalement rapproche au plus près. La distance intime ou le “souvenir de toi dans le creux de ma main” donne le sens à l’égard de tout ce qui vit et respire : la caresse est une façon de tenir le monde.

7. Harmonia • Amour harmonie, bonté

Que c’est beau la vie quand on aime, nous sommes bien ensemble, avec toi tout est musique, le monde est plus beau. L’harmonia préfigure une profondeur de passion et de compassion, le mélange harmonieux du Yin et du Yang qui établit la communion de l’homme avec l’esprit. La dimension sexuelle et affective se fondent dans un tout plus vaste : être un soleil qui rayonne, être amour et mélange harmonieux. Il s’agit là d’affirmer notre altérité et différence pour sortir du consensus mou : l’ennemi de la paix n’est pas le conflit, mais l’hypocrisie, le mensonge et la confusion.

8. Eunoia • Amour dévouement, compassion

J’aime prendre soin de toi, je suis au service du meilleur de toi-même. L’eunoia nous tourne entièrement vers l’autre et incarne la preuve de cette grande tendresse appelée dévouement. C’est la compassion mise en acte au service du meilleur de l’autre. Aimer et servir. Il y a plus de joie à donner qu’à recevoir car l’amour est le seul trésor qui augmente au fur et à mesure qu’on le dépense.

9. Charis • Amour gratitude, célébration

Je t’aime parce que je t’aime, c’est une joie et une grâce d’aimer et de t’aimer, je t’aime sans condition et sans raison. Avec charis, on donne et se donne avec joie : un état de grâce acquis par un amour donné entièrement et gratuitement – grâce et gratuit ayant la même étymologie. Tout est simple, l’amour coule de source et la compassion nourrit la relation. L’amour n’est plus alors la rencontre de deux moitiés frustrées ou incomplètes, mais celle de deux sujets libres et entiers. L’autre n’est plus celui qui vient combler un manque – de masculin ou de féminin – mais celui avec lequel je peux partager et célébrer une plénitude.

10. Agapè • Amour gratuit inconditionnel

C’est “l’amour qui fait tourner la terre, le cœur humain et les autres étoiles”, ce n’est pas seulement moi qui aime et qui t’aime, c’est l’amour qui aime en moi. À ce stade, l’oubli de soi permet d’aller plus loin et de connaître l’état rayonnant d’amour par le simple fait d’exister, en direction de toutes et de tous, comme le soleil éclaire indistinctement son environnement entier. On touche le divin en soi quand on aime ses ennemis, ceux qui ne nous aiment pas ou nous méprisent. Cet amour ne détruit rien, ni l’enfant en nous avec ses besoins, ni l’adolescent avec ses demandes, ni l’adulte avec ses désirs, il nous rend libre de toutes les formes d’amour. Amour et liberté s’embrassent dans une ouverture totale. Cet amour gratuit – impossible pour le pervers et l’égo – peut se distiller à tous les niveaux : mettre de l’agapè dans l’enfant en nous qui veut consommer l’autre ; mettre de l’agapè dans l’éros ou la philia pour élargir la perception de ce qui est.

De la soif à la plénitude

Apprendre à aimer, c’est transformer sa soif, impossible à étancher, en une plénitude qui nous dépasse. Si la souffrance fait naturellement partie du parcours, l’amour assumé et conscient – l’amour heureux – peut devenir un choix de vie et le but d’une exploration intérieure : il s’apprend et de toutes les façons possibles, en nous invitant à devenir plus lucide sur nos besoins, pulsions et passions, et à élargir notre point de vue. “Chacun a son désert à traverser, et là il faut écouter le vent et ne pas perdre la boussole qui indique, quel que soit le lieu où nous sommes, le but. La boussole, c’est le cœur ; le but, c’est l’amour.”

Dans une relation, il y a toi, il y a moi, et il y a la relation. Saint-Exupéry écrit bien : “S’aimer, ce n’est pas se regarder dans les yeux, c’est regarder dans la même direction.” Veiller sur la relation, ce troisième terme, la voir grandir et s’élever. Chaque histoire vient questionner notre capacité à aimer autrement. Ainsi on ne s’attire ni ne s’unit ou se marie parce qu’on aime quelqu’un, mais pour apprendre à l’aimer (et apprendre à s’ouvrir à l’amour sous toutes ses formes). C’est un commencement, non une fin. Certains auront besoin d’un couple, d’autres de plusieurs, ou encore du manque de couple pour explorer les pleins et creux relationnels. “Apprendre la patience et la persévérance pour aller à la source de mon désir et pour aller vers toi, pour découvrir l’amour au travers de ton visage, mieux te connaître dans ta similitude et ta différence, faire l’expérience d’une soif qui n’est pas souffrance, et croire enfin l’amour possible. Je viens à toi avec mon désir, non avec mon manque, avec ma source, pas seulement avec ma soif.”**

La confrontation accompagne l’évolution. De la bataille des chiots se disputant les mamelles de leur mère à la sainte colère de l’amour inconditionnel qui ne peut accepter n’importe quoi de l’autre précisément parce qu’il l’aime, la relation amoureuse fait des étincelles tout au long du chemin. Mais la confrontation évolue elle-même. Aveuglément jalouse au départ, elle traverse tous les stades qui mènent de la frustration au renoncement et à la compassion, pour aboutir à la joie d’être quel que soit le contexte. Chaque graine contient le chêne prêt à fleurir. Au cœur même d’une forme d’amour bestiale ou érotique, gît à l’état de graine l’agapè, le grand amour éveillé. On ne demande pas à un gland d’être un chêne tout de suite : on l’arrose. De même avec nos expériences amoureuses, soyons tendres et conscients : baladons-nous sur l’échelle des états amoureux et arrosons nos graines. 

* Jean-Yves Leloup, philosophe, théologien, prêtre orthodoxe et psychothérapeute, auteur de nombreux ouvrages, dont Les Épitres de Jean dans lequel il développe l’échelle des états amoureux.
** Qui aime quand je t’aime ? de Jean-Yves Leloup et Catherine Bensaid


Publié le